Un parcours chaotique…
Contrairement à une idée répandue, le mot « nosferatu » ne veut pas dire « non-mort ». Bram Stoker découvre ce mot semble-t-il dans un article d’Emily Gerard, “Superstitions de Transylvanie” (“Transylvanian Superstitions”), publié en juillet 1885 dans “The Nineteenth Century”, et l’emploie lui-même dans son roman “Dracula”. Un autre texte, publié en 1896 par Heinrich von Wlislocki dans “Am Ur-Quell” Monatschrift für Volkkunde, VI fait état de ce mot.
Mais la racine étymologique du mot « nosferatu » reste incertaine. Vient-il du roumain « nesuferit » pour « insupportable/intolérable » ? Vient-il du grec « nosophoros » pour « transporteur de maladie » ? Vient-il de « nos » pour « nuit » en latin, et les trois syllabes suivantes signifieraient quelque chose comme « fantôme » ou « spectre », ce qui rejoindrait le titre du film de Werner Herzog ? « Fera » en latin veut aussi dire « sauvage »… Bref, rien de définitif.
La Prana-Film GmbH n’acheta jamais les droits du roman “Dracula” de Bram Stoker. Le scénariste Henrik Galeen déplaça donc l’action en 1838 (1843 dans le script) et changea les lieux de l’action et les noms des personnages. Le comte Dracula devient le comte Orlok, Jonathan Harker devient Thomas Hutter, Mina Murray devient Ellen Hutter, le professeur John Seward devient le docteur Sievers, le professeur Abraham Van Helsing devient le professeur Bulwer, Renfield devient Knock, les Westenra deviennent les Harding, etc. Pourtant, le script laisse apparaître Whitby comme lieu, où Ellen attend son mari dans le cimetière face à la mer, ce qui fut changé pour Wisborg (ville fictive, ou dans certaines versions, Brême). Quant au bateau, il s’appelle Déméter dans le scénario mais sera changé par la suite (comme en atteste le plan du bon de connaissement, faisant apparaître le nom Empusa).
Dans son « adaptation libre », avec une grande économie de moyens, Henrik Galeen parvient à ne conserver que l’essentiel de l’histoire de Bram Stoker ; Julien Gracq écrivait « … le scénario du film élague le roman touffu et par instants parodique de Bram Stoker, réduit l’action à une ligne simple et pure de légende érodée par le temps… » Pourtant, c’est précisément cette simplicité qui permet à Murnau de tisser une toile d’araignée sur ses personnages, instillant une angoisse sourde et de plus en plus oppressante ; en choisissant de suggérer Nosferatu de toutes parts et de ne le montrer que lorsque sa présence est nécessaire pour faire monter la tension, Murnau lui confère une importance et une force renforcées d’autant. Il semble d’ailleurs qu’il en soit de même de façon plus large dans tout le cinéma vampirique : suggérer l’omniprésence du vampire à travers les signes en est devenu une constante. Le vampire tisse les filins de sa toile, déploie ses ailes et enveloppe de son ombre les infortunés personnages qui croisent son chemin.
En lisant le script de Nosferatu annoté par Murnau, et publié dans l’édition anglaise de l’ouvrage “F.W. Murnau” de Lotte H. Eisner, on constate que Murnau a encore simplifié le scénario de Henrik Galeen (sans doute aussi pour des considérations économiques). Cette épuration permet au film de gagner en abstraction : ce que l’histoire perd en spécificité, elle le gagne en portée générale et devient ainsi plus universelle.
Cette portée plus large du film de Murnau est encore renforcée par le temps de l’énonciation et la durée de l’action, diffus si l’on excepte le journal de bord de l’Empusa, qui donne des dates précises. Pour le reste, nous savons que nous sommes en 1838, mais aucune idée du nombre de jours ou de semaines écoulés entre les ellipses. Ainsi, Hutter passe-t-il seulement trois nuits au château du comte Orlok, ou bien son séjour s’étale-t-il sur une plus longue durée, condensée en quelques scènes ? Sur ce point, de par son statut de roman épistolaire, composé de journaux intimes et de lettres datés, le roman de Bram Stoker est quant à lui très précis.
Dans le livre, il y a plusieurs sortes de cartons, avec des graphies différentes : le « compte-rendu sur la grande mortalité qui sévit à Wisborg en l’an de grâce 1838 », les dialogues, le « Livre des Vampires », et la lettre de Hutter à Ellen. Le film semble sorti de tous ces documents, sans doute pour lui donner un côté véridique, et en ce sens, le caractère « d’archive » de “Nosferatu”, qui nous raconte une page de l’histoire de Wisborg à travers une multiplicité de narrateurs, se rapproche du roman “Dracula”, bien qu’ici, la narration soit imbriquée.
Du fait du titre du film, le basculement comte Orlok ? Nosferatu est aussi plus marqué que chez Bram Stoker, le vampire y conservant son nom de comte Dracula, alors qu’ici, dès l’attaque de Hutter la deuxième nuit au château, le comte devient irrémédiablement Nosferatu.
Enfin, si chez Bram Stoker le personnage de Van Helsing est érudit en matière de vampires, il est également capable de combattre le comte Dracula. Dans “Nosferatu” au contraire, le professeur Bulwer, bien qu’au faîte des « secrets de la nature », s’avère bien impuissant face au vampire. En lieu et place d’une « happy-end », Ellen se sacrifie pour sauver Wisborg, laissant Hutter dans le deuil.
Malgré l’inspiration puisée dans le roman “Dracula”, il ne faut donc pas pour autant nier le travail d’invention bien réel dont fit preuve Henrik Galeen : en effet, le parallèle fait entre Nosferatu et la peste n’existe pas dans le roman de Bram Stoker. De même la fin, pour la citer encore une fois, particulièrement poétique, s’éloigne assez de celle décrite dans le roman : ici, le vampire se dissout dans les rayons du soleil matinal, retenu par une femme au cœur pur, qui se sacrifie de son plein gré. Méthode de destruction d’un vampire totalement inédite !
Consulter un script de film est intéressant à plus d’un titre. D’abord, cela permet de le comparer au film achevé et de noter les scènes omises dans le montage (voire au tournage) ; cela permet également d’observer les modifications apportées en cours de route par le réalisateur, qui peut soumettre l’histoire et le découpage à sa vision. Enfin, comme le note Lotte H. Eisner, les scénarios de films expressionnistes font généralement apparaître des caractéristiques assez intéressantes ; pour celui de “Nosferatu” : la syntaxe est assez curieuse, les phrases sont souvent courtes, parfois « ébréchées » ou fragmentées, Henrik Galeen a recours à certaines inversions, et l’ensemble s’accompagne plus d’une fois d’un rythme poétique. « Près de la cheminée le comte Orlok, non, pas le comte Orlok mais un gigantesque vampire, immobile, un sombre guetteur dans la nuit. »
Beaucoup de propositions exclamatives comportent des points d’exclamation doublés, voire triplés ou quadruplés : « Et maintenant nous le reconnaissons enfin… c’est Knock !!! » Même observation pour les points d’interrogation, bien que dans des proportions moindres. « Elle relève la tête. Personne n’est ici ?? Est-elle toute seule ?? N’y a-t-il pas quelque chose qui bouge dans le coin ? Quelque chose qui volette à la fenêtre ? » Les points de suspension sont abondamment utilisés tout au long du script : « Le comte Orlok, seigneur… de Transylvanie… désire acheter… une jolie maison… dans notre petite ville… » ou « Pourtant dans le sable… quelque chose chose bouge violemment… quelque chose est vivant… saute… d’horribles animaux… des rats !! » Mais le plus curieux reste la présence de questions rhétoriques : « Il embrasse la photographie puis commence à se déshabiller, quand à son étonnement il découvre un livre dans sa poche. Le vieux livre de l’auberge. La femme de l’aubergiste l’y a-t-elle placé ? » ou « Bientôt ce n’est plus une chauve-souris. Un vampire ?! NOSFERATU ?! «
À la lecture du script annoté, il semble que Friedrich Wilhelm Murnau ait apporté un certain nombre de modifications au scénario prévu. Nous n’allons pas ici toutes les relever, et nous nous concentrerons uniquement sur les changements majeurs.
D’abord, modification ou invention d’importance à la fin du film, toute la confrontation entre Ellen et Nosferatu jusqu’à l’emprisonnement de son cœur par l’ombre de la main du vampire, est inscrite de la main de Murnau. Qu’avait donc prévu Henrik Galeen ? D’autres scènes sont manquantes (scènes 21, 104, 106, 107, 109).
Mais revenons au début. Au tout début du scénario, Henrik Galeen insiste sur la grande pauvreté du jeune couple. Murnau a préféré enlevé ces scènes, mais ajoute la fameuse réplique des fleurs : « Pourquoi les as-tu tuées… ces belles fleurs ? »
D’autres changements sont dus sans doute au budget limité du film : moins de figurants. C’est ainsi — entre autres — qu’il ne nous montre pas les voyageurs, compagnons de route de Hutter à son arrivée à l’auberge, ou plus tard les promeneurs dans le cimetière de Whitby (le lieu fut de toute façon changé). La partie du film se déroulant à l’auberge incluait d’ailleurs d’autres scènes pittoresques, dont la servante, « mère de tous les animaux », donnant du grain aux poules. Cette scène sera d’ailleurs utilisée par Murnau dans son film “L’Aurore”.
Un peu plus loin, le script nous réservait quelques curiosités. Lorsque la voiture du comte traverse la « forêt de conte de fée », selon Galeen, la diligence devait croiser d’étranges créatures : un sage corbeau à lunettes de la taille d’un homme, sautille deux fois en avant et les suit d’un regard moqueur ; puis un saule solitaire, tordu et dégarni sur le dessus, regarde la voiture, sans expression, « comme un vieil homme dérangé dans son sommeil ». À la place, Murnau décide de tourner en négatif et en accéléré ; il indique : « Course effrénée à travers une forêt blanche. »
Galeen, qui avait bien des idées, nous réservait d’autres surprise. Après une arrivée au château légèrement modifiée (La voiture du comte devait entrer dans la cour du château et s’arrêter devant la porte, qui s’ouvrait bientôt et « très très lentement » sur une grande obscurité. Au bout d’un couloir, immobile, se tenait un homme tenant une chandelle, qui éclairait son visage « d’un blanc crayeux ». À part ces légers changements, le reste de la scène demeure fidèle au script.), Orlok et Hutter traversaient un couloir, galerie de portraits des ancêtres, dans laquelle l’un des portraits, « endormi depuis des siècles avec les yeux clos », suivait Orlok et son visiteur des yeux.
Plus tard dans le film, les voyages en parallèle de Nosferatu et de Hutter étaient plus développés, avec des plans des escales du bateau et des relais de Hutter. L’arrivée de l’Empusa se faisait dans une grande tempête, et le navire s’échouait dans le sable, plus fidèle en cela au roman “Dracula” de Bram Stoker. En choisissant de mener cette scène dans un grand calme, Murnau renforce sans doute son côté funeste : sépulcral, abandonné de toute vie, le bateau glisse sur l’eau sans accroc en entrant dans le port ; toutes les implications de cette scène n’en deviennent que plus sinistre.
Lorsque Ruth (Anny dans le script) tombe malade et enjoint son frère Harding d’aller chercher Sievers, le script précisait que l’ombre d’une chauve-souris géante apparaissait derrière les rideaux de sa fenêtre, et grossissait jusqu’à dévoiler Nosferatu. Elle appelait alors les serviteurs, puis c’était la débandade. Abandonnée, elle se recouvrait le visage d’une nappe (faisant écho à Hutter plus tôt dans le film) et s’écroulait. Par la suite, Harding dessinait une croix sur la porte de la maison. Murnau préfère finalement jouer sur la suggestion : les rideaux volettent et la chandelle s’éteint. Quant au sort de Ruth, il est laissé en suspens.
Dans la dernière partie du film, on doit à Murnau quelques innovations mémorables :
D’abord, nulle mention n’est faite, ni dans le script, ni dans ses notes, des deux plans de l’ombre de Nosferatu, bossue et griffue, qui monte les escaliers en ombres chinoises puis approche la main de la porte d’Ellen.
Quelques plans plus loin : l’ombre de la main de Nosferatu qui se glisse sur la chemise de nuit d’Ellen et lui vole son cœur, dont Jack Kerouac écrivait : « L’ombre de la main se répand comme de l’encre sur le couvre-lit immaculé. » Dans le scénario, ce plan, entièrement de la main de Murnau, indique sobrement : « Cœur ! Main ! »
Au premier chant du coq, dans le scénario de Henrik Galeen, Nosferatu relevait la tête et Ellen enlaçait Nosferatu de ses bras, de peur qu’il ne s’enfuie et que son sacrifice reste vain. Plus simplement, Murnau reste ici ambigu : lorsque le redoutable Nosferatu relève la tête, il est déjà trop tard, le jour gagne du terrain d’instant en instant, et bientôt, la pièce est baignée de lumière, engloutissant de ses rayons le monstre.
À l’arrivée de Hutter et Bulwer, alors qu’Ellen rend son dernier souffle dans les bras de Hutter, le script n’indiquait pas que Bulwer relevait ses lunettes et écrasait une larme de ses doigts.
Enfin, le dernier plan, qui nous montre le château du comte Orlok, en ruines, détruit par les rayons du soleil n’était ni prévu par le script, ni indiqué par Murnau. Naturellement, puisqu’il s’agit d’une ruine, contrairement au château montré au début du film, il s’agit d’un autre château…
Malgré le tournage en décors réels — exceptionnel dans le courant expressionniste —, la stylisation de l’histoire et des images s’accorde bien à ce récit de vampire et de « fantôme de la nuit ».
Dans “Nosferatu”, nulle goutte de sang, ce sang rouge rubis qui maculera les apparitions du vampire à l’écran à partir du “Cauchemar de Dracula” de Terence Fisher en 1958 ; ici une ombre, un profil abominables suffisent à traduire l’horreur de ce monde dans lequel s’invite l’innommable. L’expressionnisme trouve sa pleine expression. Seul Hutter se coupe le pouce lors de son premier dîner au château, mais il ne saigne (discrètement) qu’en noir et blanc…
Le film est émaillé de références visuelles à la peinture, voulues ou fortuites, d’ailleurs rappelons-nous que Murnau avait étudié l’histoire de l’art. Nous pouvons en évoquer quelques-unes :
Le plan extérieur du château faisant apparaître à contre-jour la tour la plus haute du château du comte Orlok, lorsque Hutter vient de franchir le « pont des fantômes », on retrouve l’une des illustrations de Gustave Doré pour “Roland Furieux” (“Orlando Furioso”, 1878).
Pour certains plans crépusculaires d’extérieurs insérés à la tombée de la nuit au château : Caspar David Friedrich, “Rochers dans une forêt de conifères” (“Felspartie im Harz”, 1811).
Pour les crises de somnambulisme d’Ellen, silhouette blanche dont la chemise de nuit flotte au vent : Moritz von Schwind, “Apparition dans la forêt” (“Apparition in the woods”, 1858).
Pour le riche armateur Harding lisant au beau milieu de la nuit en robe de chambre : Georg Friedrich Kersting, “Le Lecteur élégant” (“Der elegante Leser”, 1812).
Murnau avait engagé la jeune (18 ans) Ruth Landshoff parce qu’elle lui rappelait un portrait de Wilhelm von Kaulbach.
Lorsqu’Ellen attend Hutter dans les dunes : Caspar David Friedrich, “Femme au bord de la mer à Rügen” (“Frau bei Meer in Rügen”, 1818) et “Cimetière d’un cloître sous la neige” (“Klosterfriedhof im Schnee”, 1819) pour les croix inclinées.
Lorsque l’Empusa perce magistralement les flots : Caspar David Friedrich, “Voilier” (“Segelschiff”, 1815).
Lorsque Knock regarde à travers les barreaux de sa cellule l’Empusa pénétrer dans le port en glissant presque sans froncer l’eau : Johannes Vermeer, “Vue de Delft” (“Gezicht op Delft”, 1660). D’ailleurs, “Nosferatu, Fantôme de la Nuit” de Werner Herzog est tourné en partie à Delft.
Lorsque le batteur de tambour vient lire son arrêté ou qu’Ellen regarde les cercueils défiler en procession dans la rue : quelques perspectives attribuées pendant longtemps à Hieronymus Rodler (1531), ou Ludwig Sievert, “La Grand’Route” (“Die große Landstrasse”, 1922 donc postérieur sans doute).
Pour la chambre d’Ellen" : Moritz von Schwind, “Le Petit matin” (“Die Morgenstunde”, 1857).
Il y a sans doute encore d’autres inspirations, comme “Le moine au bord de la mer” (“Der Mönch am Meer”, 1810) de Caspar David Friedrich.
Une cape ou un manteau du soir étant les seuls vêtements de dessus adaptés par-dessus l’habit (tenue de soirée à queue de pie), dans l’adaptation théâtrale de John Lloyd Balderston et Hamilton Deane, c’est tout naturellement que le vampire, en bon noctambule, revêt une cape noire doublée de rouge. Cet atour, arboré par Bela Lugosi dans le film de 1931 chez Universal, s’imposera dès ce jour en tant que panoplie officielle du vampire. Pourtant, dans le roman de Bram Stoker, nulle mention n’est faite d’une quelconque cape ou d’un manteau du soir : le comte Dracula est vêtu de noir, tout de noir des pieds à la tête. Point. Dans “Nosferatu”, antérieur au “Dracula” de Tod Browning, c’est cette version plus fidèle à Bram Stoker qui est retenue : le comte Orlok est tout de noir vêtu, avec une décadente redingote à brandebourgs.
Pour le reste, le maquillage presque outrancier de Max Schreck dans “Nosferatu” le fait ressembler, comme beaucoup l’ont déjà remarqué, à une gargouille monstrueuse et grimaçante. D’autre part, si les animaux sont parfois parés d’attributs anthropomorphiques, ici c’est plutôt l’inverse, Nosferatu est rapproché de l’animal : incisives pointues plutôt que les canines, ce qui le fait ressembler davantage à un rongeur tel qu’un rat plutôt qu’à un carnivore, nez aquilin qui lui donne un profil d’aigle, et mains griffues qui se déploient à la manière de gigantesques araignées ou de serres d’oiseau de proie (Griffes qui s’allongent démesurément dans certaines scènes du film, comme à bord de l’Empusa.). Le « compte-rendu sur la mortalité qui sévit à Wisborg en l’an de grâce 1838 » au début du film s’ouvre d’ailleurs sur cette phrase : « Nosferatu — Il est des mots lugubres comme l’appel d’un oiseau de la mort. Garde-toi de les dire ou ta vie sera peuplée d’ombres et les fantômes qui hanteront tes rêves se nourriront de ton sang. » ou selon les versions, plus explicitement : « Nosferatu — Ce mot ne sonne-t-il pas à tes oreilles comme le cri d’un oiseau de mort à minuit. Garde-toi de le prononcer, sinon les images de la vie pâliront et deviendront des ombres, de ton cœur monteront des songes fantômatiques qui se nourriront de ton sang. » ou encore : « Nosferatu — Ce nom résonne comme le cri d’un rapace nocturne. Ne le prononce jamais à haute voix, sinon les images de la vie rejoindraient le monde des ombres. Tu ferais des rêves étranges qui se nourriraient de ton sang. ».
Par ailleurs, le crâne du comte Orlok est chauve, alors que dans le roman de Bram Stoker le comte Dracula a des cheveux « rares aux tempes mais abondants sur le reste de la tête », et il n’a aucune moustache sur son teint de cire. Par contre, là où il reste fidèle aux caractéristiques décrites par Bram Stoker, bien que de façon exacerbée de manière presque caricaturale : son nez aquilin qui lui donne « un profil d’aigle », ses sourcils broussailleux, ses oreilles pointues et ses ongles « longs et fins, taillés en pointes ».
En fait, Albin Grau s’est inspiré des illustrations de Hugo Steiner-Prat pour le roman “Le Golem”, de Gustav Meyrink. D’ailleurs, c’est à Henrik Galeen, déjà scénariste, acteur et co-réalisateur du premier film de la série “Golem”, “Le Golem” (“Der Golem”, 1915) qu’Albin Grau demanda d’écrire le scénario de “Nosferatu”…
Tout au long du film, la présence d’animaux diaboliques est liée à Nosferatu : une hyène à l’arrivée au pays des fantômes, et surtout les rats dans la deuxième moitié du film ! Ces rats transmetteurs de peste, comme Nosferatu. Le producteur Albin Grau, artiste-peintre et architecte, ici décorateur et costumier, joua beaucoup sur cette apparence animale de Nosferatu dans les dessins publicitaires et les affiches qu’il réalisa pour le film. D’ailleurs, ici sa triple casquette semble faire de lui le personnage essentiel à l’aspect visuel et à l’atmosphère de “Nosferatu”. Lotte H. Eisner note d’ailleurs qu’il n’est pas impossible qu’Albin Grau soit à l’origine du titre et de l’idée de départ du film. En effet, en 1921 il avait publié un texte, “Vampires”, dans “Bühne und Film , dans lequel il raconte avoir été confident d’une histoire de vampires, présentée comme authentique, en 1916 en Serbie, pendant la guerre. Texte purement publicitaire ou souvenir véridique ? Le doute est permis, vu la conclusion de l’article et les pratiques de publicité de la Prana-Film…
La gestuelle du comte Orlok est rigide et saccadée, sa silhouette longiligne, comme repliée et voûtée, et sur le pont de l’Empusa, Nosferatu se déplace curieusement, latéralement, à peu près comme un crabe.
Cette apparence singulière et ces caractéristiques effroyables, Murnau les exploite davantage avec la projection d’ombres, plus effrayantes encore que le visage de Nosferatu, déformant, étirant et rendant encore plus menaçante la difformité du personnage.
À cet égard, l’acteur choisi par Murnau pour interpréter le comte Orlok portait d’ailleurs bien son nom : Max Schreck, « schreck » signifiant « effroi » en allemand ! Pourtant, des rumeurs prétendirent que Max Schreck n’existait pas et qu’il s’agissait d’un pseudonyme, ou que l’acteur de théâtre Max Schreck n’avait rien à voir avec le rôle. Dès lors, certaines hypothèses laissèrent entendre que Nosferatu avait été interprété par Emil Jannings, Hans Rameau voire Murnau lui-même ! Bien entendu, ces rumeurs sont fausses.
Quant au nom du comte, « comte Orlok », y a-t-il un rapport avec le roman (puis film) de Maurice Renard “Les Mains d’Orlac”, publié en 1920 ? Ou bien faut-il y voir une déformation de « vrolock », mot Serbe qui apparaît dans le roman “Dracula”, et qui signifie « vampire » ou « loup-garou » ?…
Pour terminer cette partie sur l’apparence, on notera avec intérêt l’aspect pittoresque et parfois grotesque de certains autres personnages du film : en particulier les grimaces extravagantes de Knock, le gardien de sa cellule ainsi que l’aubergiste.
C’est en réalisant l’affiche du film “Le Gang dans la Nuit” (“Der Gang in die Nacht”), en 1921, le plus ancien film de Murnau qui subsiste de nos jours, qu’Albin Grau rencontre Friedrich Wilhelm et lui propose de réaliser “Nosferatu”.
Murnau, toujours innovant, nous gratifie de magnifiques plans de bateau en pleine mer, avec une caméra mobile qui avance sur les flots jusqu’à croiser le voilier. Pour le reste, la caméra reste ici statique.
Murnau est un réalisateur coutumier des visions irréelles représentées par des trouvailles visuelles : “Le Crime du Docteur Warren” (“Der Januskopf”, 1920), “Fantôme” (“Phantom”, 1922), “Le Dernier des Hommes” (“Der Letzte Mann”, 1924), « Faust, Une Légende Allemande » (« Faust, Eine deutsche Volkssage », 1926) ou “L’Aurore” (“Sunrise”, 1927), entre autres, comportent des scènes de rêves ou des hallucinations. Au titre de ces visions irréelles, il utilise dans “Nosferatu” un certain nombre d’effets spéciaux notables : accéléré (l’attelage du comte Orlok — car « Les morts vont vite » ? — et lorsque Nosferatu empile les cercueils dans la charrette), négatif (la traversée de la forêt par la diligence du comte), ébauches de « stop motion » (lorsque Nosferatu empile les cercueils ou lorsque la trappe de la cale de l’Empusa s’ouvre sur Nosferatu), surimpressions et emploi de caches. D’ailleurs, Murnau se serait-il inspiré de “La Charrette Fantôme ”, film de Victor Sjöström sorti en 1921, pour la diligence du comte Orlok traversant la forêt en accéléré et en négatif ? En effet, le film de Sjöström faisait appel à un travail très poussé sur les effets spéciaux, et les visions de la charrette étaient particulièrement réussies. Même si le stop motion de “Nosferatu” semble trop rudimentaire et produit un effet plutôt comique aujourd’hui, l’accéléré donne pour sa part aux mouvements une parenté avec la façon dont se meuvent les rats et les souris, rapides et saccadés, et les surimpressions fantômatiques de Nosferatu renforcent l’atmosphère étrange du film.
Le tournage commence en juillet 1921, et les scènes de côtes et de haute mer sont tournées à la fin du mois d’août. Le tournage s’achève en octobre (Certaines sources affirment que le tournage aux ateliers de la Jofa aurait eu lieu d’octobre à décembre. Cependant, vu la date de délivrance du visa de censure le 16 décembre, cette information est probablement fausse.). Pour des raisons économiques, il n’y avait qu’une seule caméra.
Le film regorge d’extérieurs, tournés en décors naturels, ce qui fait figure d’exception dans le courant expressionniste comme nous l’avons déjà dit, d’habitude plutôt porté à l’artificialité que permet le tournage en studio. La communication autour du film, assez excessive, annonçait le tournage prochain qui devait couvrir « tout le territoire des Balkans jusqu’en Asie Mineure », selon un communiqué de la Prana-Film…
Le plan en plongée sur les toits, avec la vue du clocher au début du film est tourné à Lübeck, et la « jolie maison » abandonnée achetée par le comte Orlok est tournée au grenier à sel de Lübeck, à l’abandon à l’époque. La rue où Hutter rencontre le professeur Bulwer au début du film, et qu’il emprunte encore à la fin, a été tournée, de même que la maison et le jardin de Hutter et Ellen, à Lauenburg (une autre source situe à Lübeck la maison de Hutter et Ellen). D’autres extérieurs ont été tournés à Rostock et peut-être à Travemünde (station balnéaire excentrée de Lübeck).
La prairie dans laquelle paissent les chevaux est filmée dans la vallée de Walddorf. Des plans d’insert son filmés à la forêt de Tegel, près de Berlin. La chaîne de montagnes est prise depuis Schlesische Hütte (hutte silésienne) et Westerheim. Le fleuve le long duquel descend le radeau transportant les caisses du comte Orlok est le Váh. Lorsque Hutter galope à cheval, il s’agit de la Lande de Lunebourg — Murnau précise « Hornunger Moor » (Lande de Hornunger).
De nombreux extérieurs furent tournés en Tchécoslovaquie dans les Hautes Tatras, près de Zakopane, Propad et Starý Smokovec : L’auberge à laquelle descend Hutter à son arrivée au pays des fantômes est située à Dolný Kubín, un village près du château d’Orava. Le château d’Orava lui-même, à Oravský Podzámok, sert quant à lui de lieu pour représenter la demeure du comte Orlok en Transylvanie (hormis dans sa forme en ruines de la fin du film). La forêt dans laquelle serpente l’attelage du comte est située à Vrátna dolina — Murnau indique aussi « derrière Tyer Hora » (Hora Zverovka, Mont Animal selon Lotte H. Eisner).
Les plans en haute mer sont tournés sur la mer du Nord dans les environs d’Heligoland, et des plans sont tournés dans les villes côtières de la mer Baltique : Wismar (le fameux portail sous lequel passe Nosferatu, cercueil sous le bras, à son arrivée à Wisborg) et Kampen (Sylt).
Quant aux décors d’intérieurs, ils furent tournés aux ateliers de la Jofa à Berlin-Johannistal, et peut-être aussi le quai d’embarquement des cercueils à bord de l’Empusa, si l’on en croit le compte-rendu d’un journaliste venu sur le tournage.
On remarquera que le film a été tourné presqu’exclusivement en plein jour, à cause des limitations techniques de la sensibilité des pellicules de l’époque. Toutefois, deux scènes semblent avoir été tournées de nuit : D’abord, la séquence du quai d’embarquement, où les caisses sont contrôlées avant leur chargement à bord de l’Empusa. Ensuite, la scène vers la fin du film où le veilleur de nuit allume les lanternes de la ville.
Pour le reste, la pellicule est teintée pour indiquer les moments de la journée : sépia pour la journée, bleu pour la nuit, jaune-orangé puis rose pour le crépuscule, rose pour l’aube, vert pour les plans d’intérieur au château. Dans les années 1980, la cinémathèque découvre dans ses caves une copie de “Nosferatu” de la sortie française de 1922. Bien qu’en assez mauvais état, cette copie présente l’intérêt d’être la seule à ce jour à être dotée de la teinture d’origine.
Le 31 janvier 1921, Albin Grau, artiste, peintre et architecte, et Enrico Dieckmann, commerçant à Berlin-Lichterfelde, fondent la Prana-Film GmbH à Berlin, au capital de 20 000 marks.
Les deux fondateurs, semble-t-il férus d’occultisme et d’ésotérisme, annoncèrent bien des projets, pourtant, seul le film “Nosferatu” fut mené à son terme, sans doute à cause des problèmes soulevés par le procès intenté à la Prana-Film par Florence Stoker, la veuve de Bram Stoker.
Albin Grau, membre d’une loge d’occultisme, est probablement à l’origine des fameuses lettres lues par Knock puis par le comte Orlok, composées de symboles cabalistiques et d’idéogrammes hermétiques. D’ailleurs, le scénariste Henrik Galeen, engagé pour écrire le script de “Nosferatu”, était pour sa part rosicrucien.
La sortie de “Nosferatu” fut reportée plusieurs fois : d’abord, le film devait paraître fin octobre, puis la sortie fut repoussée en novembre, et la Prana-Film ne ménagea pas ses efforts pour promouvoir le film et ses projets, à grand renfort d’annonces et d’articles souvent fantaisistes voire tirant sur l’outrancier… La presse fut même convoquée pour une présentation du film, où ne furent en fin de compte montrées que des photos !
“Nosferatu” reçoit son visa de censure le 16 décembre 1921, mais ce n’est que le samedi 4 mars 1922, lors d’une grande fête donnée dans la salle de marbre du jardin zoologique de Berlin, que le film fut présenté à la presse et à un public trié sur le volet, sous le titre “Nosferatu, eine Symphonie des Grauens” (“Nosferatu, Une Symphonie de l’Horreur”). La soirée commença par un prologue de Kurt Alexander, inspiré du “Faust” de Goethe, suivie d’un ballet avec la troupe de l’opéra national avec Elisabeth Grube à sa tête, et la fête s’acheva sur un bal ; il était suggéré aux invités de se présenter en costume Biedermeier. Cette soirée mondaine fut une réussite, et la Prana-Film aurait dépensé des sommes considérables rien que pour cette grande fête, dépassant le budget de production de “Nosferatu” ! Le 5 mars est souvent donné pour date de la première, car, selon les sources, le film fut projeté au grand public au Primus-Palast le lendemain, ou bien le 15 mars…
La sortie du film fut également un peu chaotique en France, où le film fut annoncé dès les mois de juillet et d’août, avant d’être projeté au Ciné-Opéra du 16 au 22 novembre 1922 sous le titre “Nosferatu, le Vampire” (parfois avec un accent aigu « Nosfératu »), avant d’être repris au fil des années, notamment en 1928 au Ciné-Latin, à partir du vendredi 24 février. André Gide indiqua ses réflexions sur le film à la date du 27 février : « Hier : “Nosferatu, le Vampire”. Film allemand, assez médiocre, mais d’une médiocrité qui force à réfléchir, et qui invite à imaginer mieux. »
Si l’accueil fut plutôt favorable à “Nosferatu” lors de sa sortie en Allemagne, vantant les mérites artistiques et la grande qualité de l’ensemble — sans doute aidés par la publicité —, la réception du film fut plus froide en France, trouvant peu d’échos, à part chez les surréalistes, subjugués.
Mais, le destin chaotique du film et le sort de la Prana-Film connaissent un premier coup du sort : malgré les nombreuses modifications apportées au roman “Dracula”, Florence Stoker, la veuve de Bram Stoker, en situation finacière précaire, reçoit une lettre anonyme de Berlin, comportant le programme de la première… Elle s’empresse de déposer une plainte pour plagiat, car dès le 1er avril 1922 le Lichtbild-Bühne en fait mention. Pour éviter d’avoir à payer les droits, la Prana-Film se déclare en banqueroute en 1923. En juillet 1925, un tribunal de Berlin rend son jugement, mettant un terme au procès de sinistre façon en demandant que le négatif et toutes les copies de “Nosferatu” soient détruits.
Pourtant, la British Film Society de Londres programme “Dracula” (en fait “Nosferatu”) au cours de sa première saison, en 1925. Nouveaux remous de la part des détenteurs des droits, qui exigèrent la destruction de la copie. Heureusement, personne ne sachant où elle se trouvait, le film fut déprogrammé et l’histoire en resta là. Puis en 1928, Universal fait l’acquisition des droits d’adaptation de “Dracula”, et quelque temps plus tard la copie anglaise disparue de “Nosferatu” refait surface… Universal autorise courtoisement la Film Society à montrer le film le dimanche 16 décembre 1928, mais sur l’insistance de Florence Stoker, la copie est expédiée en 1929 aux États-Unis à l’Universal, pour destruction. Cependant, le film sera projeté le 18 mai 1929 à New York, puis le 14 décembre…
Pour une histoire détaillée des poursuites intentées par Florence Stoker, lire l’ouvrage de David J. Skal : “Hollywood Gothic: The Tangled Web of Dracula From Novel to Stage to Screen, Revised Edition”.
Au fil des années, le film sera présenté sous différents titres, avec différents cartons, tantôt reprenant plus ou moins les noms propres du roman de Bram Stoker, tantôt restant fidèle à la version de 1922, tantôt situant l’action à Brême, tantôt à Wisborg, etc.
Les caméras de l’époque étaient actionnées par une manivelle manœuvrée par l’opérateur. La cadence des images n’était donc pas aussi normalisée qu’aujourd’hui. Pour “Nosferatu” et d’autres films de cette époque, on considère que 18 images par seconde est la vitesse de défilement la plus proche des conditions de prise de vues, à contraster avec les 24 images par seconde du cinéma moderne. 18 images par secondes, c’est un quart de moins : pour voir le film dans de bonnes conditions, il faut donc se procurer une copie respectant à peu près cette cadence, sous peine de voir le film en accéléré ! Pourtant, pendant de nombreuses années, des copies plus ou moins complètes de “Nosferatu” proposaient une version en noir et blanc d’une durée d’une heure, avec une vitesse de défilement de 24 ou 25 images par seconde ! Comment, alors, apprécier l’effet d’accéléré souhaité par Murnau lorsque l’attelage du comte Orlok arpente les sentiers de la forêt ?
Diverses copies de “Nosferatu” circulent, dans lesquelles les cartons sont différents, le métrage plus ou moins long, et qui comportent même des scènes manquantes dans d’autres versions ! Les multiples restaurations furent donc particulièrement complexes.
Le sujet se complique lorsque le 14 novembre 1930, la censure délivre à la Deutsch-Film-Produktion un visa pour un film intitulé “Die zwölfte Stunde, Eine Nacht des Grauens” (“La Douzième heure, Une Nuit d’Horreur”), dont le générique est le même que celui de “Nosferatu”, bien que les noms des personnages y soient changés. Le film ne fait apparaître aucun metteur en scène, mais un certain Dr. Waldemar Roger est crédité pour avoir réalisé « l’adaptation artistique »… Qui était donc ce mystérieux docteur ? En tout cas, la carte de censure précise que le film est sonore, et la musique est composée par un certain Georg Fliebiger… D’après Lote H. Eisner, la qualité des images est superbe, sans doute parce que le négatif original et les chutes auraient été rachetés à la Prana-Film par ce Dr. Waldemar Roger… Cette copie utilise des cartons avec les dessins originaux d’Albin Grau, tels que nous pouvons les trouver dans les éditions restaurées récentes.
Cette version du film comporte des plans sans doute tirés des chutes du négatif original, ainsi que des plans nouvellement tournés, altérant le montage original de Murnau. Mais la plus grosse différence se trouve dans le début et la fin du film : en effet, le film s’ouvre sur le cours du professeur Bulwer sur les secrets de la nature, alors que le bonheur d’Hutter et Ellen est monté à la fin, pour conclure sur une « happy end ». Par ailleurs, le livre que Hutter consulte à l’auberge n’est plus le « Livre des Vampires » mais la “Bible” !
À ce sujet, lire l’ouvrage de Lotte H. Eisner, “F.W. Murnau”.
Maintenant que nous avons parcouru la plupart des aspects de “Nosferatu, Une Symphonie de l’Horreur”, terminons par quelques réflexions.
D’abord, le jeu d’acteur a vieilli, et il est probable qu’à l’époque, déjà, celui-ci ait paru forcé : Gustav von Wangenheim n’était pas un bon acteur (il le reconnaîtra d’ailleurs plus tard), ni Greta Schroëder, dont il s’agit ici du rôle le plus célèbre, quant à Alexander Granach, il apparaît excessif, surjouant les grimaces de Knock. Cette imperfection de jeu participe d’ailleurs au charme du film. En comparaison, Max Schreck, pourtant dans le rôle-titre, apparaît tout en retenue, laissant sa gestuelle rigide et le maquillage produire leur effet.
Maintenant, pêle-mêle :
Le film est singulier, en tant que film de vampire, de par l’absence de symbolisme religieux (à part un discret chapelet lorsque Nosferatu se relève du lit d’Ellen, au chant du coq), alors qu’il s’agira d’une composante essentielle dans bien des films.
Ellen apparaît habillée en noir dans les scènes de jour, mais vêtue de blanc dans les scènes de nuit.
Le film est marqué par une certaine libéralité dans la cohérence de l’espace, en particulier dans les séquences se déroulant à Wisborg. La maison abandonnée fait face à la demeure du jeune couple, mais aussi au bureau de Knock. La maison de Hutter donne aussi sur la rue en perspective dans laquelle défilent les cercueils, mais aussi sur un petit jardin devant… La cellule de Knock donne sur le port, et sa poursuite dans les rues n’est pas forcément claire d’un point de vue topologique. Etc.
Les portes et fenêtres, qui s’ouvrent ou se ferment, ont une grande importance dans le film. On remarquera aussi que lorsque le comte Orlok accueille Hutter au château, il tient dans sa main un énorme trousseau de clés.
Le pont des fantômes valut à la version française ce sous-titre, peu fidèle au carton allemand mais plus poétique « Et quand il eut dépassé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre… », qui impressionna particulièrement les surréalistes.
Dans les plans entrecroisés du voyage parallèle de Hutter à cheval et de Nosferatu sur la mer, on remarquera que le bateau apparaît de plus en plus proche, alors qu’au contraire, Hutter est cadré de plus en plus loin.
Le journal de bord de l’Empusa fait apparaître des dates en juillet. Pourtant, le bon de connaissement à Galaz est daté du 17 août… Le vampire aurait-il aussi le pouvoir de remonter le cours du temps ?
Au fur et à mesure du déroulement de l’histoire, une fois Knock interné, son espace scénique s’ouvre, lors de son évasion puis poursuite, alors qu’à l’inverse, celui d’Ellen se confine peu à peu à sa seule chambre à coucher. Les croisées se multiplient, telles celles de la terrible fenêtre de Nosferatu dans sa grande maison abandonnée, alors que dans le même temps nous pouvons remarquer une raréfaction des iris et des caches.
Une certaine parenté de Knock et d’Ellen est marquée par un parallélisme : Knock sent Nosferatu approcher, et Ellen sent Hutter approcher (mais l’attend au bord de la mer, alors que c’est Nosferatu qui voyage par les eaux). Ce sont des personnages qui attendent !
Où dort Hutter ? En effet, nous ne le voyons jamais dormir auprès d’Ellen dans le lit : il nous est montré assoupi dans un fauteuil (Et Bulwer, un peu plus tard, aussi ! S’agit-il d’une particularité des personnages masculins de dormir dans un fauteuil ? On se rappellera que Hutter passe également la première nuit au château dans un fauteuil…).
La nuit de l’agonie d’Ellen, Hutter met bien longtemps, malgré sa précipitation, à aller chercher le professeur Bulwer, puisqu’ils n’arrivent qu’au point du jour… La ville est-elle si grande ?
D’ailleurs, alors que nombre d’histoires mettent en scène une demoiselle en détresse sauvée par un bon prince (nécessairement charmant), ici c’est la demoiselle en détresse par qui arrive la résolution ; c’est Ellen qui sauve, par son sacrifice, la ville de Wisborg de l’emprise maléfique de Nosferatu et de la peste qu’il traîne dans son sillage, entraînant peu à peu dans la mort toute la population.
Dans la scène de la dissolution de Nosferatu aux premiers rayons du soleil, on peut apercevoir son reflet dans le miroir de la chambre d’Ellen, alors que les vampires n’ont en principe ni ombre ni reflet. Ici les ombres sont traitées de façon expressionniste, justifiant — outre les moyens techniques — leur conservation, et paradoxalement, c’est juste avant sa dissolution que Nosferatu se reflète dans le monde des vivants. Le miroir est un lieu de passage d’un monde à l’autre, un reflet se matérialisant tout en restant irréel : le reflet dans un miroir est donc le passage du monde des vivants à un monde inconscient et abstrait ; dans l’autre sens, c’est la matérialisation ou l’humanisation d’une ombre, d’une idée, d’une abstraction. Ne pas se voir dans un miroir, c’est ne plus exister, comme perdre son nom, ou encore comme le personnage principal du “Parfum” de Patrick Süskind, qui n’a pas d’odeur. Ici c’est précisément l’inverse : l’amour, le sacrifice d’Ellen ont raison de la monstruosité et de la condition de Nosferatu, relégué au monde des morts, le rendant un peu humain, le temps d’un bref instant d’agonie. Pour le miroir en tant que lieu de passage, on peut regarder “Orphée” de Jean Cocteau.
Enfin, par une sorte de symétrie, le film s’ouvre sur un plan du clocher de la ville, en plongée, et se ferme sur un plan du château en ruines, en contre-plongée.
F.W. Murnau de Lotte H. Eisner, incontournable
Nosferatu de M. Bouvier et J.-L. Leutrat, quoique parfois trop érudit, est un ouvrage passionnant.
Hollywood Gothic: The Tangled Web of Dracula From Novel to Stage to Screen, Revised Edition, de David J. Skal, pour une enquête minutieuse sur le procès intenté par Florence Stoker
Le script de “Nosferatu” annoté par Murnau est aussi consultable en ligne