De la nécessité d’avoir écrit cette nouvelle partition
“Nosferatu, Une Symphonie de l’Horreur” de Friedrich Wilhelm Murnau a suscité bien des accompagnements musicaux, en particulier ces dernières années, où le phénomène et le succès des ciné-concerts n’a eu de cesse de s’amplifier et de s’affermir, tant parmi les films muets que parmi les films de ces trente-cinq dernières années.
Cette situation ne pouvait que soulever la question : Pourquoi un nouveau ciné-concert pour le film “Nosferatu” de Murnau, pourquoi un ciné-concert de plus ? Si cette question est toute légitime, elle n’en trouve pas moins une multitude d’éléments de réponse.
Le ciné-concert “Nosferatu, Une Symphonie de l’Horreur” avec la nouvelle partition d’Alexis Savelief se distingue en plusieurs points :
Si le film “Nosferatu, Une Symphonie de l’Horreur”, de par son statut de chef-d’œuvre du cinéma muet a effectivement inspiré de nombreux autres groupes ou musiciens à illustrer ses images musicalement, il faut toutefois reconnaître que le succès de ces susdits accompagnements est bien inégal et, la plupart du temps, saugrenu.
D’abord, la majorité des ciné-concerts autour de films muets se gargarisent de restituer les conditions de projection de l’époque, en accompagnant en direct un film en improvisant ! Pirouette bien pratique, mais hélas au détriment de la fidélité à la réalité historique, sans doute plus par un laxisme évident du travail de recherche de la part de ces individus que par malignité.
Effectivement, les séances de cinéma furent d’abord accompagnées, aux balbutiements du cinéma, par tout type de formation instrumentale et tout type de musique, pré-existante ou improvisée, indépendamment de toute considération dramatique, uniquement pour rendre à la fois plus divertissantes et plus attirantes ces projections d’images silencieuses. Mais dès lors que le médium cinématographique commença à se sophistiquer, la publication et l’utilisation de recueils, spécialement conçus pour regrouper des œuvres musicales, de différentes durées et classées par atmosphère, se répandit. On date même à 1908 la première musique de film composée spécifiquement pour un film, par Camille Saint-Saëns pour le film “L’Assassinat du Duc de Guise”. Même si toutes ces pratiques mirent du temps à s’établir, en 1921, le cinéma s’était alors bien développé.
Les formules-réservoir et le règne de l’inspiration instantanée, pourquoi pas, mais à notre avis un film tel que “Nosferatu” a besoin de structure et de narration, ce dont ces illustrations sonores sont trop dépourvues. Nombre d’entre elles nous ont bien trop déçues, nous rendant le film presque insupportable.
Nous en arrivons au deuxième problème : le film de Friedrich Wilhelm Murnau “Nosferatu, Une Symphonie de l’Horreur” était accompagné à l’origine par une partition de Hans Erdmann, partition composée et interprétée par un orchestre symphonique. À l’époque, selon l’espace et les moyens financiers divers des cinémas et théâtres, l’effectif instrumental des accompagnements musicaux de films pouvait aller de l’orgue simple ou du piano à un orchestre symphonique complet. Malheureusement, les formations employées en ciné-concert pour “Nosferatu” font presque systématiquement apparaître sans filigrane le souci d’économie : petit effectif, deux, trois, quatre personnes. Même les partitions composées plutôt qu’improvisées s’en tiennent généralement au quatuor, ce qui est regrettable, puisque petit effectif instrumental et pauvreté dans la variété des timbres sont, à notre sens, inaptes à saisir la grandeur du film et de son sujet universel : parcours initiatique, parcours intérieur révélé par le parcours extérieur, affrontement des forces du bien et du mal, maturation de la personnalité, transformation, sacrifice de soi. Il n’y a ici rien d’intimiste !
Quant à vouloir moderniser (ou vampiriser) le film de Murnau en utilisant des instruments trop modernes et populaires, cela ne rejoint décidément pas notre conception de la musique de film. Chaque œuvre (opéra, pièce de théâtre, ballet) trouve sa source dans une époque, et nous trouvons déplorable cette récupération permanente des chef-d’œuvre anciens pour vouloir les « moderniser » (et par là leur apposer une date de péremption par le biais de ces modernisations forcées et déjà datées, plutôt que de laisser les grands thèmes universels s’en dégager) ; faites vos propres œuvres modernes plutôt que de dénaturer les œuvres passées !
Nous reconnaissons qu’existent, bien sûr, des exceptions, dont nous ne citerons qu’une : la partition de James Bernard, compositeur emblématique de la Hammer Films pour les “Dracula” et autres films d’horreur dans les années 50 et 60, qui dote “Nosferatu”, en 1996, d’une partition orchestrale pour une diffusion sur Channel 4 l’année suivante. Bien que son interprétation nous semble un brin pompeuse et simpliste dans le dessin de ses lignes mélodiques, James Bernard laisse transparaître de façon univoque un bienvenu travail de structure et de réflexion sur le film.
Enfin, depuis quelques années, “Nosferatu” est régulièrement diffusé avec la « partition originale » de Hans Erdmann. En soi, pour qui souhaiterait entendre “Nosferatu” partiellement tel que présenté à l’origine en 1922, nous ne saurions trop vous conseiller de vous procurer une copie du film synchronisée avec la reconstruction par Gillian Anderson et James Kessler de la partition de Hans Erdmann. Cette version, en restant conscient des limites de la reconstruction — réorchestration, déduction de la place des morceaux, composition par James Kessler de fragments dans le style de Hans Erdmann pour combler les lacunes des sources disponibles —, est fort intéressante, et malgré ses limites reste sans doute la partition la plus proche de celle utilisée lors de la première, probablement pour longtemps, à moins qu’un conducteur ou des parties séparées complètes n’émergent dans les prochaines années… Nous tirons donc notre chapeau à Gillian Anderson et James Kessler pour leur fantastique et louable travail de recherche et de réalisation sur ce projet difficile et essentiel, qui nous livrent ainsi un document émouvant sur ce film au parcours bien difficile.
Mais tout se trouve dans une nuance de formulation : il ne s’agit pas de la partition originale de Hans Erdmann mais bien d’une reconstruction. Pour s’en convaincre, une reconstruction plus ancienne réalisée par Berndt Heller fait apparaître moult différences avec celle de Gillian Anderson et James Kessler, ce qui doit laisser en alerte le sens critique du cinéphile mélomane. Il s’agit d’une ré-interprétation de l’œuvre de Hans Erdmann.
Ce sont ces nombreuses raisons qui confèrent toute sa place au ciné-concert “Nosferatu, Une Symphonie de l’Horreur” avec la partition d’Alexis Savelief : sans revendication d’authenticité, sans revendication de modernisation, avec pour seul point de convergence un amour du cinéma, du mythe des vampires et de l’œuvre de Friedrich Wilhelm Murnau, la musique d’Alexis Savelief nous invite à partager un véritable regard et une oreille singulière sur une œuvre marquante du cinéma mondial.
Bibliographie : “Complete Guide to Film Scoring: The Art and Business of Writing Music for Movies and TV”, de Richard Davis