— Knock
Pour bien comprendre la logique structurelle de la partition
La partition musicale d’Alexis Savelief pour le ciné-concert du film muet “Nosferatu, Une Symphonie de l’Horreur” de Friedrich Wilhelm Murnau est jouée en continu, synchronisée à l’image près. Bien que le rythme du film reste à peu près constant, la partition n’en est pas pour autant structurée au hasard ; tout est mûrement réfléchi. Maintenant que nous avons étudié tous les motifs et leur utilisation dans le Guide des motifs et thèmes musicaux de “Nosferatu”, nous allons nous intéresser à la structure générale. Pour comprendre précisément la cohérence, nous devrons nous pencher un peu plus en détails sur chaque moment du film et de la partition.
Avant tout, je pense qu’il est important de préciser que la partition n’a pas été pensée comme de l’underscore façon “mickey-mousing”. La plupart du temps la musique « colle » à l’image, soit au premier degré, soit en décalage, mais la partition contient peu de « remplissage » à proprement parler. Ce choix s’explique par le fait qu’il s’agit d’un film muet : par conséquent, la musique doit exprimer ce qui ne peut l’être par les paroles, paroles ici transmises par des cartons, des expressions faciales exagérées et un jeu d’acteur parfois caricatural… L’attention du spectateur est donc libérée des dialogues, bruitages et autres sons ; c’est pourquoi la musique peut se permettre d’être plus exigeante d’écoute pour l’auditeur-spectateur, vu qu’elle n’a pas à tenir compte d’une bande sonore et se doit même de remplacer cette absence en emplissant l’espace auditif, ce qui n’exclut pas, d’ailleurs, quelques moments de repos. Cette approche de la partition cinématographique, qui ne pourrait être envisagée pour un film ordinaire à cause des nombreux éléments sonores préexistants, n’est en soi ni prétentieuse, ni dépréciative du film, le rôle premier de la musique de film étant de s’adapter à celui pour lequel elle est conçue et à ses caractéristiques, afin de l’honorer et de le mettre en valeur le mieux possible.
Dabord, reconnaissons que l’effectif instrumental choisi par le compositeur Alexis Savelief pour sa partition de ciné-concert “Nosferatu, Une Symphonie de l’Horreur” est assez particulier : octuor de violoncelles, trois synthétiseurs (en sons principaux de piano, célesta et clavecin), et deux percussionnistes.
D’une part l’idée était de faire appel à un dispositif original et inhabituel pour se prêter à l’étrangeté du film et à la noirceur de son sujet. D’autre part, le dispositif instrumental ne devait pas être trop intime, car le film, de par l’histoire qu’il raconte, requiert une certaine force musicale. De plus, il fallait songer qu’il y avait une heure et demie de musique à composer, sans interruption ; l’effectif devait donc être assez important pour que chaque musicien ait des pauses. Enfin, il fallait ménager un certain mystère et un renouvellement permanent des timbres, pour que l’auditeur/spectateur ne s’ennuie pas. Un orchestre symphonique aurait sans doute été moins typé de son qu’un ensemble de violoncelles, et pour des raisons pratiques, une formation intermédiaire s’avérait plus adaptée, d’où les treize musiciens de cet ensemble original.
Si la partition est continue, se déroulant pendant toute la durée du film sans entracte, elle contient de nombreux contrastes : d’un côté des bribes de légèreté et de petites touches d’ironie, de l’autre des passages extrêmement sombres. L’effectif choisi permet d’aborder les deux approches avec de nombreuses possibilités de variation entre la distanciation d’un deuxième degré parfois bienvenu, et la puissance de choc horrifique du comte Orlok/Nosferatu.
Le premier acte présente les motifs, et introduit les premières menaces. Il s’agit de la mise en place de tout le reste du film.
La partition s’ouvre sur les douze coups de minuit (1M1). Le générique début (1M1) et le prologue (1M2) sont l’occasion de présenter le thème de Nosferatu, de façon fragmentaire : d’abord l’harmonie, puis la ligne mélodique. Ainsi il sera aisément identifiable par la suite. Par ailleurs, alors que le journal du prologue amorce un saut dans le passé, la présence du thème au tout début du film annonce que les évènements sont révolus et que tout a été joué. D’autre part, la présentation du thème principal dès le commencement, bien avant la présence d’éléments pouvant générer une inquiétude fondée, permet de laisser planer une ombre sur toute la partition, dominée par Nosferatu…
Après cette sombre introduction, le ton devient plus enjoué et plus léger, les motifs de Hutter et Ellen, ainsi que d’autres éléments plus ou moins secondaires sont présentés, mêlés les uns aux autres, pour souligner le lien et le bonheur du couple, vivant, insouciant, dans une réalité pas toujours pourvue de finesse (1M3). Il s’agit d’une séquence d’exposition, tant au niveau de l’histoire que de la musique. La première incursion d’un élément perturbant un peu ce quotidien intervient cependant dès la fin du morceau, lorsque Ellen demande à Hutter pourquoi il a tué les pauvres fleurs qu’il vient de lui offrir. Le personnage d’Ellen apparaîtra plus tard comme doté d’une forte intuition féminine ou d’un sixième sens…
Alors que Hutter gambade gaiement pour aller au travail, son sifflotement guilleret est introduit, pour caractériser son optimisme. Puis le Professeur Bulwer l’interpelle et de nouveau, un motif inquiétant est présenté (1M4A).
Il s’agit en fait d’une légère anticipation du motif de Knock, que l’on découvre dans le plan suivant. Son motif est présenté aussi en deux parties, mais à l’inverse de celui de Nosferatu : « mélodie », puis harmonie ; le lien entre les deux personnages est donc évident. Cette présentation est suivie aussitôt par l’engrenage maléfique qui s’enclenche peu à peu… Knock apparaît comme un point de départ, même s’il n’est en fait que l’une des roues crantées de l’engrenage. Dans toute cette séquence (1M4A et 1M4B), la musique emprunte pour la première fois un côté constamment mystérieux, insinuant, inquiétant et doucereux, mais l’essentiel reste dans le non-dit, cette scène étant d’une grande ambiguïté suivant le point de vue selon lequel on la regarde. C’est également l’occasion d’introduire le motif du rire ironique et de la duperie (1M4B), lorsque Knock embobine le naïf Hutter. Ce dernier se joint au rire de son patron, sans savoir alors qu’il s’agit d’un rire diabolique. On ne mesure pas encore l’importance de ce motif, anodin de prime abord, puisqu’il ne réapparaîtra en effet qu’à la fin du quatrième acte, où il prendra enfin tout son sens macabre et morbide.
Dans les scènes suivantes (1M5 et 1M6), les motifs commencent à se transformer, le motif de la bonne nouvelle devient polyvalent puisqu’il illustre aussi l’inquiétude d’Ellen et l’empressement de Hutter (1M5). Celui de l’agitation intérieure est introduit (1M6). On peut d’ailleurs remarquer que lorsque Hutter tente de rassurer son épouse, le thème de Nosferatu apparaît (1M6). Tout bascule peu à peu.
Lors des adieux déchirants des deux jeunes époux, le thème de la séparation et de l’éloignement est introduit (1M7). Puis, l’optimisme de Hutter reprend le dessus (le sifflotement et son motif principal sont superposés), avant d’être saisi d’un court doute, il se retourne, tandis que son cheval commence le voyage… (1M7)
Avec les paysages désertiques, imposants et inquiétants de Transylvanie, la musique se fait plus mystérieuse, plus brumeuse (1M8) ; comme Hutter, nous avons du mal à trancher entre la part de superstition et la réalité. Hutter est saisi de doutes, relatifs, lorsque l’aubergiste lui déconseille de se rendre au château du comte Orlok ; mais il est mal à l’aise devant l’effroi des villageois. On découvre le thème du « Livre des Vampires » (1M9), du crépuscule (1M8), et son sifflotement se fait moins enjoué (1M9). Pourtant, il ne veut pas se laisser influencer par tous ces superstitieux. D’ailleurs Knock l’avait prévenu ! Sans quoi il aurait peut-être renoncé à sa mission, bien avant d’atteindre le château du comte Orlok. On passe donc sans cesse de passages assez légers (l’arrivée à l’auberge, 1M8) à des moments plus angoissants (Crépusculaire [1M8], les explications de l’aubergiste [1M8], le « Livre des Vampire » [1M9]).
Le voyage en montagne, course-poursuite contre le soleil couchant, distille une urgence moins contenue, à travers des paysages désertiques et menaçants (1M11) ; le synthétiseur y fait sa première apparition marquante. D’ailleurs, le rire de Hutter va retentir pour la dernière fois, lorsque le cocher de la diligence refuse de l’emmener au-delà du pont des fantômes (1M11).
Lorsque l’attelage du comte Orlok vient à sa rencontre, malgré l’ironie rythmique du passage, le rire ne vient plus, le thème de Nosferatu, joué dans le grave, très sombre, apparaît enfin, ainsi que des bribes de l’engrenage maléfique, le tout sur des superpositions rythmiques décalées (1M12). Le retour du motif de Hutter ne parviendra pas à rétablir la confiance.
À son arrivée au château, Hutter est accueilli à la fois par la désolation du lieu et par des nuées d’oiseaux sinistres, présages de mauvais augures. La musique devient alors désemparée, avant de relancer l’engrenage soigneusement huilé par le comte, tandis que Hutter franchit la porte de la lugubre demeure. Réalisant peut-être un peu tard le piège qui l’attend, il se trouve en proie à une vive agitation intérieure. Apparaît enfin Nosferatu ; son thème est alors présenté pour la première fois dans sa forme complète (1M13).
Le deuxième acte dévoile de façon plus précise le plan de Nosferatu, affirme son pouvoir, et les menaces deviennent omniprésentes.
Dès la première scène du deuxième acte, l’atmosphère est lourde ; peu de communication entre l’hôte et son invité, un bruit de balancier d’horloge… Mais minuit retentit, et les angoisses d’Hutter s’intensifient. Dans sa frayeur soudaine, celui-ci se coupe, et l’engrenage maléfique réapparaît avec le sang, hypnotique cette fois, avant de laisser place au Crépusculaire (2M1).
En s’éveillant, la tension est retombée, mais l’esprit de Hutter est un peu embrumé. Cependant, libéré des angoisses de la nuit, son sifflotement est légèrement perturbé par la découverte de marques dans son cou… (2M2) Il profite de cette belle journée pour visiter un peu le château et écrire à sa fiancée, dans une version assez extérieure de leur thème entremêlé, l’anxiété le reprenant par instants… (2M3) Hutter hèle ensuite un cavalier qui se promène au pied des murs du château, et lui confie la lettre pour Ellen, accompagné par une version « au trot » de son sifflotement caractéristique (2M4).
La nuit de retour, alors qu’il s’apprête à signer l’acte de vente le rendant propriétaire de la maison abandonnée de Wisborg, le comte Orlok semble subitement hypnotisé, cette fois par le portrait d’Ellen… (2M5)
Hutter est sur ses gardes, mais réalise peu à peu le cauchemar dans lequel il s’est embarqué. La menace de Nosferatu grandit, mais il lui est désormais impossible de s’enfuir. Minuit sonne, et le vampire passe à l’attaque. Toute cette scène est dominée par le stress et l’urgence impliqués par la situation ; de son côté, par un lien télépathique, Ellen ressent le danger encouru par son mari (2M6). Cette scène, montée en parallèle, n’était pas sans poser des problèmes musicaux : la tension devait monter toujours plus pendant quatre minutes. La solution fut de commencer davantage dans l’angoisse que dans la peur (des accords avec des glissandos baveux), angoisse qui se mue bientôt en terreur (agitation rythmique désordonnée) ; ce premier crescendo atteint, s’ensuit une rupture qui permet de repartir de moins fort, avec une tension créée cette fois par un stress rythmique martelé en croches à 5/4 à la grosse caisse, bientôt rejointe en crescendo par tout l’ensemble instrumental dans une surenchère climacique.
Alors que Hutter vient de se faire mordre pour épancher la soif de sang de Nosferatu, le thème de l’éloignement des époux revient, accablé, puis se transforme en cauchemar, scintillant, mais derrière le masque duquel se cache la terrible réalité (2M7).
Peu après, Hutter découvre la crypte dans laquelle repose Nosferatu le jour venu. Hutter est tétanisé, puis accablé durablement, tout comme la musique. Prisonnier, impuissant à rompre la progression régulière et oppressante de l’engrenage maléfique, Hutter assiste au déploiement des forces et à la phase active de la machination de Nosferatu (2M7).
Le deuxième acte se termine dans un accablement et un désespoir affirmés, proches du malaise ; le départ du comte Orlok, et l’évasion de Hutter (2M8).
Le troisième acte est une charnière dans le récit, constitué de nombreuses scènes montées en parallèle. La difficulté consistait à ne pas être trop brusque dans les changements d’une scène à une autre, ni trop doux pour conserver l’effet de simultanéité et de précipitation. La partition retient un mélange des deux options. D’un autre côté il s’agit de l’acte central. En regardant la liste des morceaux (cue list), on peut s’apercevoir d’une certaine symétrie dans cet acte.
Tandis que Hutter est recueilli dans un centre hospitalier après son évasion, son motif n’apparaît pas, car il n’est plus vraiment le Hutter que nous avions découvert au début du film ; il est malade à présent. La tonalité est plus sombre, et le motif de Nosferatu refait son apparition. C’est aussi la première fois qu’on entend le sursaut de peur et d’angoisse (3M1).
Cependant, le grotesque des agents contrôlant les caisses du comte Orlok avant leur chargement sur l’Empusa tourne au mystère lorsque celles-ci ne révèlent finalement que de la terre pour tout contenu, puis l’anarchie s’installe avec l’apparition des rats (3M2). D’autre part, la grossièreté du début de la scène souligne ironiquement l’inéluctabilité du déroulement du plan de Nosferatu, implacable. À cause de leur difficulté à voir ce qui ne peut être conçu rationnellement, les personnages permettent tous, un à un, à Nosferatu de franchir une nouvelle étape. La seule parvenant à obtenir une contrepartie étant Ellen, lors de son sacrifice final.
Parallèlement au voyage de Nosferatu (3M6), Knock devient fou (3M3 Pt. II et IV), alors que le Professeur Bulwer montre à ses élèves les secrets de la nature (3M3 Pt. I et III). Ironiquement, celui qui apportait crédit aux superstitions s’avèrera incapable de mettre en pratique ses connaissances de la cruauté de la nature. Quoi qu’il en soit, le rythme s’accélère globalement dans la musique, et les motifs défilent les uns après les autres, se mêlant dans un tourbillon thématique prenant par moments des allures de danse infernale.
De son côté, Ellen s’adonne au désespoir sur la plage au milieu des dunes parsemées de tombes, occasion d’entendre de nouveau le thème de l’éloignement et de la séparation, mais de façon beaucoup plus légère et transparente. De l’autre côté, le motif du bonheur s’accommode fort bien de la partie de golf des Harding, puis se transforme selon son mode empressé lorsque parvient la lettre de Hutter. Pendant toute la scène de la lecture de cette lettre, le danger est suggéré par quelques touches, les accords sont longs, seules les deux phrases du thème d’Ellen apportent un fil conducteur mélodique. L’atmosphère est donc assez lourde, avide de bonnes nouvelles. Malheureusement, Ellen interprète les signes inquiétants présents dans la lettre de Hutter, et la scène finit de façon accablée (3M4).
De son côté Hutter est tout juste rétabli, et son motif, irréversiblement altéré, est maintenant davantage traînant, triste, et entrecoupé d’un sursaut. Alors qu’il se met en route, un accord poignant et chaud est joué (3M5).
Maintenant, Hutter et Nosferatu voyagent en parallèle (3M6), la musique est tout d’abord la même pour les deux (Pt. I et III). Simultanément, la peste se déclare, occasion de réentendre l’engrenage maléfique, qui se développe davantage (Pt. II).
L’ombre de Nosferatu reprend le dessus lorsque l’Empusa est victime de nombreuses pertes mystérieuses (3M7). Alors que l’on se concentre sur des scènes plus actives que le voyage de Nosferatu, celles de Hutter voyageant à cheval sont illustrées par Crépusculaire dans un mode beaucoup moins imposant (3M8).
Lors de l’attaque finale de Nosferatu à bord de l’Empusa, son thème est développé, mêlé à des éléments d’urgence, le tout dans un fouillis musical (3M8).
L’acte quatre ne pose pas de problème musical ou narratif particulier, il s’agit des retrouvailles de Hutter et Ellen qu’il fallait restaurer musicalement, mais sans revenir à la première version, alors insouciante. De l’autre côté, Nosferatu s’installe, et l’arrivée énigmatique de l’Empusa soulève des questions, avant que la peste ne soit déclarée.
LLe début du quatrième acte est l’occasion de transformer le motif de Nosferatu en élément un peu onirique et déformé lors d’une nouvelle crise de somnambulisme d’Ellen (4M1), et de retrouver le motif de Hutter avec plus d’entrain (4M2).
Mais le voyage du comte n’est pas terminé. Musicalement en revanche, les voyages parallèles de Hutter et Orlok sont maintenant dissociés ; leurs intérêts sont opposés.
L’arrivée à Wisborg de l’Empusa, observée par Knock depuis sa cellule (ce qui explique la présence de dérivés de ses propres motifs), est accompagnée d’une reprise du thème, dans un mode un peu fou, d’ailleurs suivie par l’excitation de Knock voyant son maître arriver (4M2).
Alors que Nosferatu débarque, la musique devient plus statique, lente, seuls des accords mystérieux et répétitifs se font entendre, jusqu’à ce que Knock étrangle son gardien. Après quoi les accords précédents font leur retour (4M2).
L’évasion des rats donne lieu à une nouvelle occurrence un peu désordonnée (apparemment seulement !) de l’engrenage maléfique (4M2).
La traversée de la ville par Nosferatu est accompagnée d’accords essentiellement, calmes, mystérieux, tandis que l’arrivée de Hutter est assortie d’un retour de son motif initial. Des bribes du thème d’Ellen se font entendre, mais son malaise coupe court à la troisième note de la phrase B de son thème (4M2).
Une version glaciale, sinistre et suintante du thème de Nosferatu retentit lorsque celui-ci se rend pour la première fois dans sa nouvelle demeure (4M3).
Toute la scène de l’inspection de l’Empusa est parsemée de suggestions discrètes du thème de Nosferatu, et lorsque les personnages s’aperçoivent que quelque chose ne tourne vraiment pas rond (un seul homme — mort — à bord, alors que le journal fait état de plusieurs matelots), la musique devient agitée et inquiétante. On associe également le thème du « Livre des Vampires » au journal de bord pour la première fois (l’ombre de Nosferatu plane dessus). La scène se termine comme une sorte de marche funèbre, la timbale soulignant chaque temps et les violoncelles jouant une version dans le grave et transformée de la séparation (4M4).
La scène de la lecture du livre de bord est essentiellement composée du thème du « Livre des Vampires » qui se dérègle peu à peu, au fur et à mesure que les informations étranges se succèdent, avant de laisser place à l’engrenage maléfique, de plus en plus endiablé, de plus en plus urgent, à l’annonce de la peste (4M5).
Lorsque tous les habitants sont priés de rester chez eux pour endiguer la propagation de la peste, la musique commence par se caler sur l’image : à l’écran le personnage joue du tambour ; dans la partition on joue de la caisse-claire. Puis, les volets s’ouvrent, les gens se précipitent aux fenêtres, en trémolo très léger un accord se forme, une note après l’autre. L’annonce de la peste est soulignée par le motif ironique et morbide du rire ironique. Puis la musique et la scène se referment presque symétriquement : de nouveau l’accord mystérieux et léger, tandis que tous s’empressent de fermer les fenêtres et volets, et disparaissent un à un. De son côté, le messager reprend son roulement de tambour, et la musique refait entendre la caisse-claire (4M6).
Malgré tout, un dernier petit élément lumineux, aux célesta et synthétiseur, conclut l’acte (4M6).
Le dernier acte voit l’assemblage du puzzle : les thèmes se mélangent, se complètent, la logique de la partition et du film prend toute sa signification.
L’acte s’ouvre avec la musique de la séparation, ici assimilée à la séparation entre vivants et fraîchement morts, le tout émaillé de petites interventions du motif désormais assimilé à la peste, pendant qu’à l’écran un homme sinistre, tout de noir vêtu, portant chapeau haut de forme, trace des croix sur les portes des maisons victimes du fléau. Puis il croise au coin d’une rue quatre hommes acheminant un cercueil, et la partition se tourne vers l’ironie macabre : l’orchestration devient légère, brillante, célesta, vibraphone, triangle, plus proches des rayons de soleil apparents à l’image que du cercueil et de l’austérité de ses porteurs… (5M1)
De son côté, Ellen feuillette le « Livre des Vampires », dont le thème retentit (5M2). À chaque fois qu’Ellen se détourne, accablée par ce qu’elle apprend, la musique se met légèrement en retrait, les nuances générales et l’orchestration étant un peu modifiées. On peut noter le petit accord en glissando que l’on trouve déjà lorsque Hutter ouvre le livre au château du comte et qu’il regarde derrière lui par peur d’être surpris. Il en va de même ici, sauf que cela s’applique à Ellen. La musique est ici construite en amplification : la progression est audible, la tension monte, l’accord angoissant prend toute sa place, se modifie, etc. Enfin, le thème d’Ellen apparaît dans sa logique propre lorsqu’elle découvre que le moyen de détruire Nosferatu est qu’une femme au cœur pur le retienne jusqu’au chant du coq (5M2).
Mais Hutter arrive, et lui arrache le livre des mains. La musique change brusquement d’orientation. Ellen implore son mari, et lorsqu’elle désigne la demeure du comte Orlok, l’harmonie du thème de celui-ci retentit, rehaussée d’un trait onirique de célesta. Alors que Hutter se veut rassurant en niant la présence de Nosferatu à sa fenêtre, la musique prend un tour encore un peu plus perturbé. Puis son thème est entendu dans une version assez dure, avant que Hutter ne se retourne et s’écroule, en proie à la terreur (5M2).
Dans les scènes suivantes (5M2 et 5M3), en-dehors de toute action notable, la musique est dans l’ensemble vide, statique, et donne une impression de temps ayant du mal à s’écouler dans le sablier, les grains de sable suspendus aux malheurs qui se déroulent.
Dans la scène dans laquelle Harding court chercher le docteur Sievers, laissant sa sœur seule, la musique commence triste, bancale, préoccupée, avant de s’agiter brusquement, puis de devenir glaciale, alors que les rideaux de la fenêtre ouverte en plein nuit volent au vent, et que personne ne vient à l’aide de Ruth (5M3).
Dans la scène suivante, Ellen regarde par la fenêtre la procession de cercueils. De quelques tenues, le thème de Nosferatu commence à émerger dans une version légère mais obsédante, puis Ellen est prise d’un malaise, et se met à relire le « Livre des Vampires ». Un fa# menaçant asséné au piano accompagne le thème du livre (5M3).
La séquence de la fuite de Knock commence par des commérages, accompagnés par des variations de ses motifs (Knock et engrenage maléfique). Dès lors qu’on assiste à sa poursuite la musique s’agite, mêlant action, les motifs de Nosferatu, de Knock, et de l’engrenage maléfique. La musique ralentit lorsque Knock est monté sur le toit. Tandis qu’il les nargue, la partition devient folle, carillonnante, avant de redevenir active (5M4). Toute cette séquence de poursuite a été pensée selon une structure par plan, c’est-à-dire : un changement de plan égale à un changement dans la musique. La seule véritable interruption est constituée par l’insert d’Ellen brodant sans avoir la tête à l’ouvrage, trop préoccupée par son sacrifice à venir.
Dans une sorte d’épanadiplose musicale, la séquence finale commence par une reprise des deux premiers morceaux de la partition, qui ne constituent alors que la première partie de cet ultime morceau (5M5). On peut assimiler ce retour à un flash-back musical, la scène a donc plus de poids, on rattache enfin ce qu’on avait entendu au tout début à des images, on sollicite les souvenirs de l’auditeur.
L’ombre de Nosferatu avance, et on retrouve l’élément sur lequel se fermait la scène dans laquelle Ellen était inquiète à la lecture de la lettre de Hutter (3M4). Ici (5M5), elle se trouve face à la concrétisation de ce qu’elle avait soupçonné ou perçu dans sa grande sensibilité intuitive. Brièvement, avant que Nosferatu ne s’empare de son cœur, les motifs du comte et d’Ellen s’entremêlent, l’un implorant, l’autre plus inquiétant.
Alors que Hutter court chercher le Professeur Bulwer, le motif de l’engrenage maléfique retentit en mode horloge (on peut d’ailleurs en apercevoir une en arrière-plan), pour souligner le temps qui s’égrène. Lorsque Nosferatu boit tranquillement le sang d’Ellen, la musique est quasiment inexistante, très calme, mais dès le chant du coq, l’agitation s’installe, et s’intensifie jusqu’à ce que Nosferatu porte la main à son cœur, avant de regarder avec effroi le jour se lever inexorablement, sans pitié. À ce moment, pour la seule fois dans toute la partition, la musique plaide pour Nosferatu, pour que l’on ressente un semblant de compassion pour sa souffrance.
Alors que la lumière du jour inflige à Nosferatu une métamorphose expéditive en poussière, la musique semble suspendue aux rayons du soleil, puis, l’agitation prend place. Les motifs de Knock, se lamentant dans sa cellule sur le sort de son maître, et celui de Nosferatu se mêlent. Pour la dernière fois le motif de l’engrenage maléfique retentit, tandis que Knock s’affaisse, accablé par la terrible nouvelle.
De son côté, Ellen se sent mourante, l’un de ses motifs est joué péniblement, la partition s’anime alors qu’elle appelle Hutter à l’aide, mais il est trop tard lorsque celui-ci arrive. Ellen meurt dans ses bras, donnant l’occasion au motif de Hutter de retrouver son tour mal en point.
Tandis que le Professeur Bulwer écrase une larme, le thème de la séparation, définitive cette fois-ci hélas, retentit, très calme, léger, mais s’éclaire vers la fin, alors que le journal étaye le sacrifice d’Ellen en affirmant que l’ombre de Nosferatu disparut à jamais, que les morts cessèrent, que la vie retrouva son cours. Le passé se referme.
Enfin, bien que Friedrich Wilhelm Murnau semblait vouloir souligner par le plan final que le mal avait été rompu, ce dernier plan du château du comte Orlok, loin d’être évident, insinue un dernier doute : sur un accord mystérieux, les restes de son motif sont entendus pour la dernière fois. Le film et la partition se ferment, qui sur cette note, qui sur cette image.
En conclusion, toute la partition, tout le film tendent vers un paroxysme, se trouvant à la fin. C’est pourquoi la tension monte progressivement, de plus en plus vite.
Cependant, une certaine logique symétrique apparaît également : le film commence et se termine à Wisborg, minuit sonne au début et à la fin de la partition, tandis que l’acte central semble relativement « en miroir » lui aussi.
Ces deux structures ne sont pourtant pas incompatibles, puisque la première est davantage une logique de tension, et la deuxième une logique narrative de déroulement de l’action et des lieux. Rappelons pour terminer que le film s’ouvre sur un journal, et se referme presque sur lui (si l’on excepte le plan du château du comte Orlok).